Christian, tu as créé et édité des albums et des livres d’analyse pendant près de quarante ans. Et tu as toujours eu à cœur de former des adultes aux enjeux culturels et sociaux de l’offre de lecture jeunesse et d’« aiguiser » les regards des lecteurs quel que soit leur âge. Ton dernier ouvrage, sorti en novembre 2022 aux éditions La fabrique a pour titre L’aventure politique du livre de jeunesse.
Pourquoi ce livre ? Pourquoi maintenant ?
Christian Bruel : L’occasion a fait le larron ! Les éditions La fabrique m’ont proposé de publier un ouvrage traitant des articulations entre le champ du politique et l’offre de lecture destinée aux enfants et aux jeunes. Le sujet me passionnant depuis le milieu des années 1970, j’ai accepté étourdiment cette commande… et il m’a fallu deux années de travail intense pour livrer un ouvrage de 380 pages serrées… sans image afin de rester à un prix abordable (18 euros).
Dès sa sortie ce livre a suscité un intérêt important dans les journaux et tu as été très sollicité pour des entretiens via la presse écrite et la radio.
En as-tu été surpris ? Et comment expliques-tu cet intérêt ?
Christian Bruel : Trois pages dans Télérama, deux dans Libération, des articles dans la presse quotidienne régionale, cinq émissions sur France Culture, de longs entretiens sur YouTube… nous n’imaginions pas un tel engouement. Ni de telles ventes, le tirage étant presque épuisé. Le livre s’est manifestement inscrit dans une béance : depuis 1979*, aucun ouvrage n’avait abordé ces articulations sulfureuses entre politique et livre jeunesse. Je trouve réconfortant qu’une petite marge du tissu social puisse ainsi se préoccuper des enjeux sociaux, politiques et intimes d’un marché culturel florissant qui s’affiche si consensuel.
Auteur, éditeur et formateur depuis 1975, tu as la réputation d’être quelqu’un d’engagé. Ton livre l’est-il ?
Christian Bruel : Selon moi, tous les livres sont engagés. Tous proposent des représentations, des points de vue sur le monde qui confortent l’ordre des choses ou qui lui résistent. Mon essai se veut un outil. Il vise explicitement à une prise en compte critique tant du lait que de la crème afin que les jeunes générations ne soient plus tenues hors-sol et puissent faire leur miel de l’offre de lecture dans des conditions d’appropriation et de réinvestissement émancipatrices. L’aventure politique du livre de jeunesse ne fait que commencer !
Ceux qui connaissent ton travail d’éditeur et aussi de formateur savent ta haute considération pour l’image et ses lectures.
Christian Bruel : Dès les premiers contacts avec les éditions La Fabrique, il a été décidé, d’un commun accord, que le livre ne comporterait aucune image afin qu’il soit le moins cher possible. Parsemer l’ouvrage qui s’annonçait épais de quelques illustrations plus destinées à le rendre attrayant qu’à mettre en lumière les diverses occurrences des articulations complexes texte éventuel/images/ supports/sens, ne nous a pas semblé pertinent. Nous avons risqué une position paradoxale : écrire et décrire les articulations fécondes du texte et des images !
Tout bien pesé, une étude sérieuse économiquement viable de la variété des dimensions iconotextuelles de ce champ culturel n’est peut-être possible que dans un format numérique… ce qui ne résout pas la délicate question des droits de reproduction.
Je fais le constat que bon nombre d’adultes (pour ne pas dire la grande majorité des adultes…) finissent par penser que les livres avec des images sont des livres pour les petits ou pour les enfants,… et les regardent avec une certaine condescendance. En tous les cas, ils les éloignent assez vite de leur vie de lecteur sauf quand ils lisent des BD. Mais même le secteur de la BD est assez ignorant du monde des albums de littérature jeunesse — sauf les auteurs et autrices qui ont un pied dans les deux univers…
Fais-tu le même constat ? Et qu’en penses-tu ?
Christian Bruel : Les capacités d’expression de l’image et de la langue sont d’autant plus infinies qu’elles peuvent s’appuyer l’une sur l’autre, se combiner, avoir recours à leurs puissances et à leurs faiblesses respectives pour proposer une surpuissance d’expression. Qui n’a jamais éprouvé le halo d’une image, sa présence unique, ce reste à voir indicible, et inversement, qui n’a ressenti le reste à dire, le besoin d’une langue précise augmentant l’existence de mille façons, autorisant l’échange et éclairant de possibles sens le regard porté sur une représentation visuelle ? Je m’interroge depuis longtemps à propos du confort illusoire d’un impérialisme de la langue et d’une propension à n’attendre du figuré que le signifié. Et je veux croire qu’un long travail de formation, contribuera à réduire cette inféodation.
Je sais que tu as une bibliothèque considérable. Comment l’as-tu constituée ? Et quel rôle a-t-elle joué dans ta façon de travailler sur l’écriture de ce livre ?
Christian Bruel : Nous habitons depuis quelques années une maison où un grand sous-sol parfaitement sain nous a permis de regrouper, outre notre bibliothèque de littérature « adulte », d’innombrables albums anciens et récents collectés au gré de ma vie professionnelle. La plupart achetés, quelques-uns offerts par les artistes ou leurs éditrices et éditeurs. Je dispose aussi de plusieurs centaines d’ouvrages de référence et de revues traitant de l’offre de lecture jeunesse ainsi que de quelques mètres linéaires de livres de théorie au sujet de l’image (et de ses articulations avec la langue). Avoir cette mine à portée de main a été une aide sérieuse qui ne m’a pas empêché d’écumer quelques bibliothèques publiques au cours des deux années de travail consacrées à cet essai. Et de regretter la rareté des sources disponibles s’agissant singulièrement de la presse jeunesse rebelle, née au tout début du XXème siècle et aujourd’hui disparue du paysage.
Le sommaire du livre est déjà une mine d’enseignements sur toute la richesse de la littérature dite pour la jeunesse et ce qu’elle donne à lire du monde et de ses histoires. En les lisant, je me suis dit que les questions évoquées pourraient être la base des questions à mettre au travail pour élaborer un programme politique… Je cite quelques-unes des sous parties : Un avenir désirable - Les champs de l’offre - Relais et médiations - La politique et le politique - Représentations, stéréotypes et schèmes narratifs - Neutralité scolaire et « culture partagée »- De la force et de la violence - L’image fixe, entre présence et information - La famille et autres configurations- La compétition, la concurrence, l’entraide - L’éducation à la sexualité et la connaissance des corps - La santé - Du côté des masculinités - Petites randonnées en terres d’utopie - Lire, écrire…afin de compter : comment as-tu décidé des différentes parties ?
Christian Bruel : Le plan du livre a été bouleversé plusieurs fois de fond en comble. Et pas seulement son plan : le ton et l’écriture également. L’idée s’est imposée à la longue : multiplier les angles de vue pouvait permettre des recoupements et mettre en lumière d’une façon dynamique les lignes de force d’un marché si peu étudié idéologiquement et politiquement. Avec l’espoir de générer des investigations à venir du lectorat sensibilisé. Cette profusion des entrées, l’épaisseur du livre et l’absence paradoxale d’images peuvent décontenancer…d’autant qu’un index des noms et des thèmes, envisagé trop tardivement, n’aurait pas été de trop !
Le ton politique de ton ouvrage est donné dès le début du livre avec cette citation d’Emil Cioran : « Lire, c’est laisser un autre peiner pour vous. La forme la plus délicate d’exploitation ». Veux-tu commenter cette phrase ?
Christian Bruel : Quand je rencontrais des classes ou lors des conférences et des formations que je dispense, j’ai souvent évoqué Paul Valéry qui a écrit, en substance, que lire serait s’augmenter de ce que d’autres ont vécu ou pensé…et qu’il y aurait là comme une formidable économie d’énergie dont nous aurions tort de nous priver. J’ajoute quel que soit notre âge. Le caustique Emil Cioran ramasse ce constat en une formule qui a l’avantage de placer l’affaire sous le projecteur des rapports de production… et qui, malheureusement, témoigne d’un androcentrisme irritant : j’aurais préféré « laisser l’autre peiner », formulation moins misogyne !
S’intéresser à comment la lecture vient aux enfants et aux adultes est-elle une de tes préoccupations ? Et sais-tu toi-même quand et comment tu es devenu lecteur ?
Christian Bruel : L’amnésie est l’une des constantes pénibles de mon être au monde ! J’ai, je crois, une bonne mémoire factuelle mais l’organiser chronologiquement me demande nombre d’efforts, une traque de repères, etc. Alors s’agissant de la genèse de l’appétence pour la lecture… je ne peux que reconstruire. Et je suppose que d’autres font de même. Au tout début des années 50, avant la maternelle et la naissance de mon petit frère, je n’avais accès, transmis, lus et relus par ma mère, qu’à trois livres illustrés que j’ai toujours : Monsieur Chien de Margret Wise Brown (un Petit livre d’or illustré par Gary Williams), Poule Rousse, de Lida avec des images d’Etienne Morel (Père Castor) et Clindindin, de Paul Géraldy avec des dessins aux crayons de couleur signés Brigitte-Laurence (chez Calmann-Levy). J’évoque passionnément les deux premiers dans mon essai. Le troisième ne me fascinait qu’à cause du vouvoiement de règle entre l’enfant et ses parents. Cet « exotisme » compensait ma gêne devant le style maladroit des images de la main d’une petite fille, m’avait révélé ma mère (qui avait cru la préface) ! Reste que je les connaissais par cœur, ces trois-là. Et j’ajoute que ma mère achetait régulièrement à l’épicerie un magazine, Modes et Travaux. Quant à mon père, employé de bureau après avoir été ouvrier métallurgiste, il rentrait tard… En semaine, il lisait le journal, réservant au dimanche un hebdomadaire d’humour Le Hérisson le dimanche (avec des dessins humoristiques légendés qui m’échappaient mais dont les différents styles m’ont marqué : ah, les personnages rondouillards de Jean Bellus !). Mon père lisait aussi des romans. Plus tard, j’ai « profité » des quelques livres plutôt quelconques achetés à mon frère. Mais il me semble que le déclencheur majeur a opéré lors des visites du jeudi rendues à ma tante qui tenait un débit de tabac-journaux, à Paris, face à la Préfecture de Police. Je me jetais sous l’étal de la presse et je m’enivrais littéralement des bandes dessinées de l’époque. Puis j’ai été inscrit à une bibliothèque municipale en banlieue parisienne où la famille avait déménagé. Et j’ai lu tout et n’importe quoi, indistinctement.
Tu as commencé à éditer des livres en 1976 avec Le Sourire qui mord et je sais que dès cette époque tu étais sensible aux très jeunes lecteurs. Mais en ce temps-là, les jeunes lecteurs étaient ceux de l’école maternelle où il n’était d’ailleurs pas si simple de faire entrer les albums… Comment as-tu vécu personnellement le virage effectué grâce aux bibliothécaires jeunesse et aussi au travail initié par A.C.C.E.S au début des années 80 et qui a vu le rajeunissement des tout-petits qui sont désormais ceux qui ont moins de trois ans et qui ne vont pas encore à l’école maternelle…
Que dirais-tu aujourd’hui au sujet de tout-petits lecteurs de moins de trois ans ?
Christian Bruel : Les bibliothécaires jeunesse et notamment Geneviève Patte avec les psychologues et psychanalystes René Diatkine, Tony Laîné et Marie Bonnafé ont révélé, suscité et soutenu hors de toute course aux apprentissages précoces l’intérêt des tout-petits pour les livres. Lesquels livres ont bien changé depuis presque cinquante ans : un marché florissant où se côtoient de l’imagerie minable et des imagiers créatifs, des albums animés, des livres tout en images ou articulant textes et images selon d’infinies combinaisons. La pratique d’une lecture individualisée partagée fait heureusement son chemin, l’Agence et ses membres s’y emploient… Alors, qu’écrire en quelques lignes quand ce qui se joue entre les bouts de chou, les artistes, le marché en expansion, les parents, la médiation et le système social est l’objet de nos attentions multiples ? Peut-être juste une alerte et une invitation à repenser une part de la pratique. L’observation des lectures partagées avec les tout-petits se développe et on ne peut que s’en réjouir. Mais il y a une focalisation des pratiques sur l’excellence proclamée de certains livres quand l’immense majorité des autres semble vouée à l’enfer ou à l’indifférence. J’entends bien qu’il faut valoriser la qualité et la création et qu’il est plus confortable d’être vectrice ou vecteur de merveilles. Reste que le coût élevé des livres promus, les critères de cette élection de la crème de la production et le rejet-réflexe de l’ordinaire lacté qui sature la production conduisent à un certain angélisme pastoral. L’esthétique, le ludique et l’originalité créative ne risquent-ils pas de l’emporter largement sur les enjeux liés au contenu de tous les livres ? Je ne suis pas certain qu’il soit sain que celles et ceux qu’anime la passion de cette médiation fassent l’économie d’une réflexion sur une position de neutralité postulée et sur ce qui se joue en amont du couffin des livres sélectionnés où le libre-choix des jeunes enfants est en trompe-l’œil. Il ne faut certes pas conduire comme telle une critique avec les tout-petits. Mais la formation à la médiation des livres dédiés aux tout-petits devrait apprendre à repérer et à questionner les idéologies nichées dans les schèmes d’action et de pensée proposés : ils étayent les « schèmes éthico-pratiques d’expériences » dont parle Bernard Lahire. La médiation serait alors mieux armée pour aborder également les livres dominants, lever quelques lièvres et aider les parents à comprendre que les moins de trois ans tressent indistinctement en images mentales efficientes leurs représentations internes avec celles perçues étayant ainsi leur propre monde.
Vaste chantier.
Tu as toujours défendu la nécessité pour des enfants de rencontrer toutes sortes de livres et de faire avec eux ce travail de médiation pour développer leur esprit critique. Qui peut faire ce travail ? Qui doit le faire ?
Christian Bruel : Sans doute n’est-ce pas un hasard si les conditions de la réception d’une offre de lecture sont si peu valorisées. Pour nombre de livres, les pires y compris, c’est pourtant le dispositif de qualification et de réception optimale qui compte parfois plus que leur valeur intrinsèque. « La littérature n’est pas un ensemble de textes mais un type de partages » écrit Hélène Merlin-Kajman enseignante à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3.
Dès le collège, une belle prise en compte de la réception devrait permettre et associer des temps et des espaces distincts : d’une part la qualification du lectorat (enseignement littéraire, iconique et numérique, actualisation et interprétation, sens critique, etc.) … et par ailleurs des tiers lieux institués ou spontanés où la puissance d’agir juvénile, personnelle ou collective, s’emploierait à dire ce qu’elle pense des livres, à se mêler de ce qui la détermine et à le faire savoir par tous moyens.
Que voudrais-tu nous dire absolument au terme de cet entretien ?
Christian Bruel : Peut-être quelques mots à propos de toutes les formes de censure, depuis l’institutionnelle qui se donne le ridicule d’interdire aux mineurs un roman (Bien trop petit de Manu Causse publié chez Thierry Magnier) sous prétexte qu’il serait pornographique jusqu’à la censure privée quand plus de cent quarante mille internautes qui n’ont pas pu matériellement le lire obtiennent en trois jours d’un éditeur le retrait d’un ouvrage à la fois humoristique et scientifiquement fiable à propos de la puberté féminine*. En passant sur nombre d’exemples de résurgence d’une propension frileuse (quand elle est de bonne foi) visant à retrancher des expressions artistiques de l‘espace public, à stériliser les représentations.
Qu’on se le dise : représenter n’est pas valider !
Sur quel objet, à tout âge, pourra-t-on apprendre à distinguer entre les conduites réelles et les représentations plus ou moins fantasmatiques, entre désirer et souhaiter, tant d’un point de vue légal, qu’éthique et moral si ce n’est grâce à l’art.
* Christian Bruel fait référence à On a chopé la puberté, Mélissa Conté Grimard et Séverine Clochard, ill. Anne Guillard. éd. Milan, 2018.
Tu as intitulé la dernière partie de ton livre Pour ne pas finir.
Et moi pour ne pas conclure j’ai juste envie de te dire Merci Christian pour cet immense travail qui donne à réfléchir. À réfléchir et à agir.
*Daniel Blampain, La Littérature de jeunesse pour un autre usage, Nathan/Labor, 1979.
Entretien réalisé par Dominique Rateau en juin et octobre 2023.
En savoir plus sur L’aventure politique du livre de jeunesse.
Photo Christian Bruel ©M2L
Photo Librairie coopérative (page précédente) ©CB